par Alain Guilbert
Après plus de deux semaines complètes de délibérations, un jury de 12 personnes n’a pu s’entendre sur la culpabilité des présumés acolytes de Vincent Lacroix dans le célèbre scandale Norbourg. Des cinq accusés, deux ont été trouvés coupables, deux ont été acquittés – et les jurés n’ont pu déterminer si le cinquième était coupable ou non coupable. Il faut dire que pour ces cinq accusés, il s’agissait d’un second procès, puisque lors d’un premier procès, l’an dernier, le jury n’avait pas été capable de rendre un verdict, et laissant entendre au juge qui présidait le tribunal que la cause était trop complexe pour lui. Et avec le verdict de cette semaine, cela signifie que le cinquième accusé devra peut-être subir un troisième procès au sujet des mêmes faits.
L’issue du second procès des présumés acolytes de Vincent Lacroix ne me surprend absolument pas. Je crois sincèrement qu’il s’agit de causes beaucoup trop complexes pour être tranchées par des citoyens « ordinaires » qui, pour la plupart, ne possèdent ni l’expérience, ni les connaissances suffisantes pour rendre une décision éclairée. N’allez pas croire que je méprise les jurys. Bien au contraire, les procès avec jurés donnent une dimension bien plus humaine à la justice.
Les procès par jury sont nés au Moyen Âge lorsque les seigneurs soumettaient l’un ou plusieurs de leurs employés (les serfs) à des accusations de meurtre, de vol, ou autre. Pour que les seigneurs aient bonne conscience et pour que la justice semble plus humaine, il appartenait aux « pairs de l’accusé » de décider s’il était coupable ou non du ou des crimes qu’on lui reprochait. Avec les années et aussi avec l’évolution des textes législatifs, on a inclus dans le Code criminel un grand nombre de règles régissant les procès par jury. Essentiellement, les jurés sont les maîtres des faits: la Couronne présente sa preuve, ses témoins, la partie défenderesse fait de même, puis le juge explique la loi aux membres du jury et ceux-ci rendent leur verdict, qui, rappelons-le, doit toujours être unanime.
Les causes criminelles traditionnelles (meurtres, vols à main armée, assauts sexuels graves) sont parfois complexes. Mais à partir des faits qui leur sont soumis par les experts et les témoins, les jurés décident qui il faut croire, tout en laissant l’accusé bénéficier du doute raisonnable, comme le veut notre Code criminel fondé sur la tradition britannique.
Mais depuis quelques années, sont apparus des crimes économiques qui supposent des opérations extrêmement complexes, que même les autorités réglementaires et les experts-comptables mettent des années à découvrir, quand ils y parviennent réellement. Qu’on pense aux entreprises comme Enron qui truquaient leur comptabilité et qui ont ainsi trompé leurs actionnaires, leurs cadres supérieurs, leurs vérificateurs et combien d’autres. Qu’on pense aux Earl Jones et aux Vincent Lacroix de ce monde qui au moyen de stratagèmes invisibles aux yeux des investisseurs et des experts-comptables, et même des autorités financières, ont réussi à flouer des dizaines et des centaines d’épargnants.
Et quand les présumés auteurs de ces crimes se retrouvent devant les tribunaux face à des centaines (oui, des centaines) d’accusations différentes (plus de 600 dans le cas des présumés acolytes de Vincent Lacroix), faut-il se surprendre que malgré toute la bonne volonté du monde les douze citoyens « ordinaires » qui forment le jury soient incapables de s’y retrouver, comme dans deux très longs procès auxquels les accusés ont été soumis. Lors du premier procès, on avait mentionné que les avocats de la Couronne avaient de la difficulté à présenter une preuve « en béton » tellement la cause était complexe.
Je crois que dans ce genre de causes on en demande beaucoup trop aux jurés, soit de comprendre en quelques semaines des mécanismes frauduleux qui ont trompé de véritables experts. Sans renoncer aux procès devant jury pour les causes criminelles traditionnelles, la Justice serait sans doute mieux servie si les crimes économiques complexes du genre Norbourg étaient remis entre les mains de juges compétents qui auraient une expérience et une connaissance de l’économie et ses rouages.