par Alain Guilbert
Depuis quelques jours déjà, tous les yeux sont tournés et les oreilles sont tendues vers le Japon, victime d’un de plus violents tremblements de terre de l’histoire, le tout doublé de l’un des plus puissants tsunamis jamais vus dans le monde. Au moment d’écrire ces lignes, on établissait le nombre des victimes à plus de 10 000, les dommages matériels à des dizaines de milliards de dollars, et notre attention était en même temps portée sur de possibles accidents dans les centrales nucléaires du pays du Soleil Levant.
Presque 24 heures sur 24, les experts se succèdent sur les canaux de nouvelles à information continue (genre RDI, LCN, CBC World News et autres). On nous explique comment se forment les tremblements de terre, les tsunamis; comment fonctionnent les centrales nucléaires. Et ensuite, on spécule sur ce qui « pourrait se produire ». Personne ne le sait, mais tout le monde à son opinion sur le sujet. On nous présente des images, bien souvent spectaculaires, voire dramatiques. Mais heure après heure, ce sont souvent les mêmes images, surtout lors des premiers jours après le drame. Aux canaux de langue française, on interviewe toute personne sur place qui parle cette langue. Somme toute, on nous sature d’informations.
Pourtant, sauf pour les dangers d’explosion ou de fuite nucléaire, ce n’est pas une si grave tragédie si on la compare avec d’autres semblables survenues au cours des 40 dernières années.
L’une en particulier, dont je me souviens très bien (parce que j’étais un jeune chef de nouvelles dans un journal quotidien), s’est produite en 1970 au Bengladesh, un pays qui a la particularité d’être situé, en grande partie, sous le niveau de la mer. Un tsunami avait fait 500 000 victimes (oui, un demi-million de personnes avaient perdu la vie dans cette catastrophe). Le chiffre était tellement gros qu’on avait peine à y croire, peine à l’imaginer même. La nouvelle de la catastrophe a fait la première page des journaux pendant un jour ou deux… puis on est passé à autre chose. Bien sûr, à cette époque, il n’y avait pas de canaux de télévision à information continue, il n’y avait pas de correspondants étrangers dans un pays aussi pauvre et aussi éloigné, il n’y avait pas d’ordinateurs, de caméras et d’appareils photos numériques, de satellites pour transmettre à distance, et encore moins de téléphones intelligents, de réseaux Facebook et Twitter. Quand une catastrophe se produisait ailleurs dans le monde, on n’avait pas le réflexe d’y dépêcher aussitôt des hordes de journalistes, de photographes et de caméramans. On ne sait pas ce qu’ils auraient pu faire sur place, et surtout comment ils auraient pu transmettre le fruit de leur travail : textes, photos, images. Cette tragédie du Bengladesh s’est produite il y a à peine 40 ans!
D’autres tragédies aussi importantes sont survenues ailleurs. En 1976, dans le nord-est de la Chine, un tremblement de terre a secoué la ville minière de Tangshan et a fait
265 000 morts en plus de 165 000 blessés graves. Il s’agit de chiffres « officiels » publiés par un gouvernement qui n’est pas reconnu pour son ouverture à l’information. Des estimés moins officiels, mais probablement plus réalistes, font état de 655 000 morts.
En Afrique, une sécheresse qui s’est prolongée de 1981 à 1984 faisait jusqu’à
20 000 victimes par mois. Au total, on parle de plus d’un million (1 000 000) de personnes décédées, en majorité des enfants. Et on pourrait parler d’une autre inondation qui s’est produite au Bengladesh en 1991, laissant 139 000 morts sur son passage.
Nous sommes certainement plus familiers avec le tremblement de terre et le tsunami qui avaient fait entre 235 000 et 285 000 victimes à la fin de l’année 2004 dans un vaste territoire englobant l’Indonésie, l’Inde, le Sri Lanka, la Thaïlande, la Malaisie et autres pays environnants, de même qu’avec le tremblement de terre en Haïti en janvier 2010, lequel avait fait plus de 220 000 victimes. Pourquoi sommes-nous plus familiers avec ces tragédies? Tout simplement parce que les chaînes de télévision à information continue y avaient dépêché de nombreuses équipes, et aussi parce que les journaux quotidiens, ne voulant pas être en reste, avaient aussi fait de même. Résultat pendant des jours et des semaines, les médias d’information se concentrent sur ces catastrophes, y consacrant des centaines d’heures et de pages. Il vient même un point où nous sommes tellement saturés d’information que nous imaginons ces catastrophes plus grandes qu’elles ne le sont en réalité.
Avant l’arrivée des nouvelles technologies, nous étions plutôt mal informés sur l’ampleur de ces drames. Mais aujourd’hui, nous le sommes peut-être trop. En déployant toutes leurs ressources pendant des jours et des semaines sur ces catastrophes, les médias déforment possiblement la réalité. Trop d’information, est-ce mieux que pas assez?