Portraits d’objets : opus 7

Voici le dernier des portraits que j’avais écrits à l’époque. Je l’ai pondu en août 1997 et je ne me souviens plus du tout de quel voyage il s’agissait.

Plus vous la regardez plus elle vous fascine. Tout autour d’elle n’est que courbes. Elle vous relaxe. Elle vous transporte. Elle vous fait rêver. Elle vous fait oublier. Elle amplifie le moindre son qui lui parvient. Elle va et vient. Elle efface. Elle laisse sa signature. Elle vous déplace.

On peut passer des heures à la regarder. Dans un va-et-vient perpétuel, bruyante, à la fois douce et violente. Quand elle vous frôle, elle vous caresse. Elle ne peut passer inaperçue. À son paroxysme, elle est toute écume. Elle vous apporte sensation sur sensation. Tout autour de vous, il est clair qu’elle exerce chez vos voisins la même fascination, la même influence, la même satisfaction.

Je la regarde depuis quelques heures déjà. Elle gronde. Elle murmure. Autour d’elle, les gens bougent, sautillent, s’allongent, creusent, grignotent, lisent, dorment, goûtent les rayons du soleil et l’air frais. Des oiseaux la survolent, cherchant je ne sais quoi. Elle se calme et revient grondante.

Le sol qu’elle caresse frémit sous son va-et-vient. Le sol est plein de courbes. Le sol se creuse ou se gonfle. Le sol se moule à ses gestes. Le sol prend diverses formes. Vous avez beau lui infliger votre marque, cette marque n’y résiste pas longtemps.

Des enfants se jettent à l’aveuglette sur elle. Ces enfants lui accordent une confiance à la fois sans borne et prudente. Car si elle peut être douce et caressante, elle peut aussi être violente et mortelle. C’est comme ça qu’elle existe. Imprévisible. Foudroyante. Calme. Déchaînée.

Elle exerce sur nous des effets variés. On la goûte, mais pas longtemps. Si la sensation qu’elle laisse sur notre peau est douce, celle qu’elle laisse dans notre bouche est amère. On la rejette aussitôt tellement on ne peut la supporter. C’est comme ça qu’elle existe.

Dans mon petit patelin, là où je travaille, elle n’existe pas. Dans mon petit patelin, il faut aller loin pour la voir, l’admirer, la savourer, en profiter au maximum. Il lui faut de grands espaces. Il lui faut l’infini. Quand on regarde d’où elle peut bien venir, on ne peut le déterminer. Un mystère. Elle nous arrive, bien sûr, mais d’où exactement elle seule le sait.

De toute façon, je ne sais pas si je veux réellement savoir. L’horizon se perd, mystérieuse, si éloignée. L’horizon qui nous l’amène et qui nous la fait apprécier. J’ai passé des heures à regarder cette vague de l’océan.

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Portraits d’objets : opus 6

J’ai pondu ce portrait au début de juin 1996.

Il y a de multiples façons de la décrire. Une fenêtre sur notre vie. Un instant à tout hasard. Un souvenir personnel. Un mémento familial. Mille mots.

Si nos ancêtres de l’humanité avaient pu compter sur sa présence, nos vies en seraient depuis longtemps transformées. Aujourd’hui, dans nos chroniques de la vie quotidienne, n’importe où sur notre planète et même en son orbite, elle nous plonge dans la réalité de l’instant. Parfois elle bouge. Plus souvent, elle est statique. Statique mais vivante.

Vivante par ce qu’elle représente. Elle ne nous laisse rarement indifférente. Parce qu’elle sait attirer sur elle toute l’attention. Plus grande est sa qualité, plus grande est son éloquence.

Parce qu’elle parle. Mais elle ne parle pas par la voix. Elle parle par la lumière, par la nuance des ombres et des couleurs. Ce ne sont pas nos oreilles qui l’entendent. Ce sont nos yeux qui l’écoutent. Parfois, elle n’est que murmures. Souvent, elle nous crie à tue-tête tellement les mots qu’elle traduit sont puissants.

Dans nos mains, ce qui permet de la réaliser devient soudainement un crayon, un pinceau, une scie qui ouvre une fenêtre dans le temps pour que nous puissions en capter l’instant. Soigneusement conservée, elle est le rappel des grands événements de notre vie. Des événements souvent heureux, la plupart du temps.

Mais la vie n’est pas faite que de moments heureux. Souvent, elle remet devant nos yeux les souvenirs d’épisodes que nous aurions préféré oublier. Mais la vie est faite de souvenirs heureux et malheureux. L’objet les capte. Les ramène le moment voulu. Pour la génération présente, mais surtout pour les générations qui nous suivent.

Absente pendant des millénaires, elle est aujourd’hui omniprésente. La technologie la transforme, la modifie, l’influence, la perpétue dans un univers d’octets et de méga-octets. Elle est maintenant numérisée. On la place dans nos documents. On peut même changer sa nature et faire oublier.

Mais où qu’elle soit, quoi qu’elle dise, quoi qu’elle représente, elle est pour chacun de nous source de mémoires, mémoires individuelles, mémoires familiales, mémoires professionnelles. C’est beaucoup pour un petit bout de papier… une simple photographie.

Portraits d’objets : opus 5

Ce portrait remonte à la mi-juillet 1995. J’ai adapté la deuxième phrase du dernier paragraphe pour tenir compte du passage du temps.

Il est là devant moi. Il contient toutes les idées du monde et de tous les temps. Les idées de l’avenir y sont là. Éparpillées, d’accord, mais elles sont là. Mon objet ne le sait tout simplement pas.

Tous les mots du français, de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol, de l’allemand, du hongrois, sont là. Dans toutes leurs variantes. Dans toutes leurs significations. Il suffit de savoir comment les trouver. Parce que mon objet est le désordre total.

Encore là, c’est une façon de s’exprimer. Bien que les mots et les idées y soient dans le désordre, l’objet lui-même est symbole d’ordre. Avec lui, impossible de s’y tromper. Sa présence, son apparence, trahit immédiatement sa raison d’être. Avec lui, pas d’obstination. Qu’on lui tape dessus heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, année après année, il abandonne rarement.

Mais il n’accepte pas qu’on le maltraite durement. Il déteste la saleté. En fait, il est plus facile de sortir les mots et les idées de lui si on le frôle légèrement. Et plus on le touche rapidement, plus il réagira rapidement. Il est, en fait, l’extension de celui ou de celle qui y appose ses doigts.

Dans la société d’aujourd’hui, mon objet est omniprésent. Que ce soit à la maison, au bureau, à l’usine, à l’hôpital, à l’école, et même chez le mécanicien du coin, mon objet est rapidement devenu essentiel. On ne peut tout simplement plus se passer de lui. Malheureusement, il n’éprouve aucun sentiment, bien qu’il réagisse toujours quand on fait appel à ses services. Sans rouspéter. Sans se plaindre de la charge de travail. Parfois malade, mais rapidement remis sur pied. Et il sait qu’il n’est pas irremplaçable.

Mais il est là. Il aime communiquer. Il est le prolongement du créateur de mots et d’idées. Mais il est foncièrement idiot. Vous le touchez un peu trop à gauche et vos idées deviennent uswwa; un peu à droite, ces idées deviennent ofrrd; un peu en bas, et c’est kcddx.

Sa version originale se retrouve déjà dans les musées des sciences de l’homme. La nouvelle version se transforme elle aussi. On l’adapte de sa forme traditionnelle à une forme dite plus ergonomique. Un grand mot. En fait, on veut qu’il puisse plus facilement sortir les mots et les idées quand l’humain le caresse de ses doigts.

Dans mon cas, il est beaucoup plus qu’un simple objet. Depuis maintenant quarante-cinq ans, il est le prolongement de mon être et de ma personnalité. Il trahit souvent mes sentiments. Il véhicule mes idées et mes opinions. Il vous fait rire et vous fait réfléchir. Même aujourd’hui je fais attention en lui tapant dessus. Que je l’aime mon c-l-a-v-i-e-r.

Portraits d’objets : opus 4

Ce portrait a été rédigé vers la fin d’avril 1995.

À première vue, l’objet retient l’attention. Sa variété ne connaît pas de limite. Son contenu non plus. Sa forme, essentiellement identique d’une variété à l’autre, ne sème aucun doute quant à sa nature. Pour ceux et celles qui savent l’utiliser, le plaisir qu’il dégage n’a pas de pareil.

Si l’avènement de l’électronique a sensiblement ralenti son usage, du moins en apparence, d’autres affirmeront qu’au contraire, l’électronique a attiré l’attention sur son existence. Si bien qu’il s’en produit quotidiennement des milliers à travers le monde. L’objet, de par sa nature, stimule la créativité. En fait, nous pourrions affirmer qu’il est le symbole même de la créativité humaine.

Car cet objet n’a pas de frontières. Les citoyens de toutes les nations en ont une forme ou l’autre. Parfois, le même contenu. Parfois, le reflet des goûts locaux. Parfois volumineux. Parfois petit. Son contenu en fait son importance. Dans une certaine forme, l’objet devient prétexte à vénération. Dans une autre forme, l’objet est banni.

Si on juge une bonne bouteille à son contenu, il en va de même de cet objet. Comme le bon vin et le bon alcool, ses effets peuvent être savoureux, autant qu’ils peuvent mener à l’excès. Si bien que dans certaines sociétés, on voudra vous en priver; ou tout au moins en contrôler le contenu. Et on sait que 451 degrés Fahrenheit auront un effet dévastateur sur l’objet : l’objet se consumera.

L’objet vaut quelques dollars jusqu’à des milliers de dollars. Les plus petits vont dans votre poche; les plus gros prennent beaucoup de place. Ces objets ont souvent leurs magasins spécialisés, comme on retrouve des édifices publics qui leur sont exclusivement consacrés. On en trouve dans des musées, dans des églises, dans des bureaux, dans des maisons, dans les sacs à main comme dans les poches de veston.

Cet objet est entièrement sous notre contrôle. On peut en faire ce qu’on veut, au rythme que l’on choisit, quand on veut l’utiliser ou non. Malheureusement, certaines personnes n’ont pas la capacité d’en profiter. Ou bien ils en sont physiquement incapables. Ou bien ils en sont mentalement incapables. Ou bien ils n’ont tout simplement pas appris à s’en servir.

Cette accumulation de 36 petits éléments différents, certains accentués plus que d’autres, certains plus minuscules que d’autres, fait en sorte que le livre demeure l’objet à la base de notre développement individuel.

Portraits d’objets : opus 3

Celui-ci remonte à la fin d’août 1994.

À première vue, l’objet vous porte à réfléchir et ce que vous croyez voir est en fait une variation de la réalité. Bien sûr, on peut s’y tromper. Ce que l’œil voit, l’esprit interprète. Mais il faut aller au-delà de l’interprétation.

Cet objet est la source d’embellissements d’égos. Plus l’égo est grand, plus l’objet est important. Certains y verront ce que d’autres ne verront pas. S’il n’y a pire aveugle que celui qui refuse de voir, il doit n’y avoir pire orgueilleux que celui qui voit ce qu’il croit voir.

Je vous mêle. Vous croyez l’image confuse, pourtant elle ne pourrait être plus claire. À moins, évidemment, que l’objet ne soit pas aussi parfait qu’on l’imagine.

Cet objet est partout autour de nous, on le tient souvent pour acquis. Il peut être à la fois utile et décoratif. Il peut être d’une variété de formes et de couleurs. Il peut être à la fois source de satisfaction et de malheur. En fait, un tel malheur pourrait se prolonger pendant plusieurs années affirmerait un superstitieux.

Mais là n’est pas l’essentiel. De tout âge l’objet nous fascine. En fait, certains petits animaux à plumes en raffolent. C’est significatif de son rôle dans la vie qui nous entoure.

Tout petit, l’objet nous a permis la découverte. En fait, il nous a permis de constater qui nous étions. Chacun de nous sait que l’expérience a été faite, mais aucun ne peut affirmer s’en souvenir. Ainsi va la vie.

À l’adolescence, l’objet est tout à coup devenu un des points centraux de la vie. Qu’on soit gars ou fille, on y passe des heures dans une semaine. On n’a pas toujours aimé ce qu’on y voit. En fait, on a souvent passé des heures à transformer la réalité. Souvent, on ne voulait tout simplement pas que d’autres y voient la même chose.

Vous aurez bien sûr devinez que je vous parle d’un… miroir.

Portraits d’objets : opus 2

Rédigé vers le 22 juin 1994.

Les Romains, les Grecs, les Égyptiens, les descendants des Mayas protègent leurs ruines. Ce sont les symboles «spectaculaires» de leurs grandes civilisations millénaires.

Notre civilisation nord-américaine se mesure encore en siècles. Nos ruines, nous les rasons. De toute façon, il n’y en a pas beaucoup de grande valeur.

Il y a pourtant de ces ruines que nous semblons chérir. Je vous en dessine d’ailleurs un portrait. Elles sont là, en pleine nature, attendant que les archéologues du XXIIesiècle les brossent de leurs poussières pour révéler les secrets de leur époque.

Ces ruines sont le symbole du XXesiècle. Certains s’y réfèrent comme étant des carcasses. Une carcasse, c’est charnel; une ruine, c’est matériel. Il n’y a pas de vie dans celle que je vous décris. Quoiqu’elle ait servi à porter l’être humain.

Pourtant son cœur nous a rapprochés. Et plus nous lui avons appris à battre plus vite, plus il réduisait l’éloignement.

Dans certaines occasions, ces ruines sont dépouillées de tout. Marquées de signes du passage du temps. Reflétant les abus d’une race insouciante. Les Antiques érigeaient des monuments à leur civilisation, pour qu’ils durent éternellement. Nos ruines n’ont pas vécu longtemps. Elles ne vivent pas longtemps.

Mais c’est ce qui nous reste. Sur la route de Percé, l’autre jour, j’en ai vues des centaines, sinon des milliers, qui jonchaient le paysage. (Je ne les ai pas comptées, il y en avait trop.) Ce ne sont pas symboles de grandeur. Mais symbole de déchéance. De négligence. Une insulte à la Nature.

J’oserais dire une insulte à l’être humain que nous sommes. J’avoue ne pas comprendre pourquoi nous y laissons ces ruines… ces «carcasses» de vieilles automobiles abandonnées.

Portraits d’objets : opus 1

Je suis dans ma cabine d’un wagon-lit de VIA Rail en direction de Percé en cette fin de mai de 1994. Je me rends à l’assemblée annuelle de la Quebec Community Newspapers Association, un organisme qui avait maille à partir avec l’entreprise dont j’étais porte-parole. Tous ses membres sont dans ce train. C’est long un voyage en train Montréal-Percé. Mon esprit vague ou divague ou les deux à la fois. Je sors mon bloc-note et ma plume et j’écris. Ce devait devenir le premier d’une série de sept « portraits d’objets ». Le voici :

Vieille devise : « Honni soit qui mal y pense ».

Elle se tient devant moi. Immobile. Passive. Vulnérable. Elle me tourne le dos. On ne peut pas dire qu’elle soit jolie ou non. De tels mots ne peuvent s’appliquer à elle.

Rien ne la couvre, si ce n’est un rectangle en avant. Elle est toute de courbes. Parfaitement équilibrée. De ton légèrement brunâtre. Elle a un cou élancé. Je la caresse de la main. Mais elle ne réagit pas. Elle n’est pas censée réagir.

Elle est légèrement humide. Du bout de la langue, cette humidité a un goût un peu amer. Un peu salé en fait. C’est la chaleur qui fait ça.

Elle a un trou à l’extrémité. Si j’y murmure un souffle, elle émet un soupir, presque musical. Une note de musique, c’est ça!

Je la trouve encore un peu froide. Mais c’est comme ça que je la veux. C’est comme ça que j’aime son intérieur.

Bizarre ce qu’on peut faire dire aux mots. J’aime les mots. Ces mots qui disent. Ces mots qui décrivent. Ces mots qui évoquent.

Les mots ne choquent pas. Ce qui choque, ce sont les conclusions qu’on en tire. L’être humain est porté à sauter aux conclusions. Ce qu’on voit n’est pas toujours la réalité. Ce qu’on lit n’est pas toujours ce qu’on croit être la réalité.

Je tiens pour acquis, par exemple, qu’en lisant les cinq premiers paragraphes de ce portrait, vous y aurez vu la même chose que j’ai devant moi… une bouteille de bière froide!