par Alain Guilbert
L’un des plus longs conflits de travail au Québec vient de prendre fin après plus de deux longues années. Je veux bien sûr parler du conflit au Journal de Montréal. Après 764 jours de lock-out, les journalistes et employés de bureau du plus important quotidien français de l’empire Quebecor ont accepté, dans une proportion de 64,1 %, de rentrer au travail. Le problème dans ce règlement, c’est que seulement 62 des 227 employés qui avaient un emploi au début du conflit retrouveront cet emploi, et cela avec des conditions de travail beaucoup moins avantageuses.
Les journalistes dont on a pu entendre ou lire les commentaires à la suite de leur vote de samedi (le 26 février) étaient amèrement déçus de la tournure des événements. On aura beau regarder la situation sous tous ses angles, il s’agit d’une cinglante défaite pour le syndicat. Mais comment cela a-t-il pu se produire?
Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut sans doute revenir loin en arrière, soit à la fondation même du Journal de Montréal. Cette publication est née en 1964 pendant une grève à La Presse. Le nouveau journal qui misait sur les sports et les faits divers a connu un succès instantané. Lorsque la grève à La Presse a pris fin et que le quotidien de la rue St-Jacques a repris ses activités, le Journal de Montréal a quand même poursuivi sa route et a conservé un tirage de plus de 50 000 exemplaires. Quelques années plus tard, La Presse a été impliquée dans une autre longue grève de ses employés, et à leur retour au travail, le Journal de Montréal avait pu conserver un tirage de plus de 100 000 exemplaires. Et finalement, à la fin de 1976 et au début de 1977, La Presse a été impliquée dans un troisième conflit de longue durée avec ses employés, conflit qui a failli lui être fatal puisque le Journal de Montréal avait maintenant atteint un tirage de 300 000 exemplaires et les a conservées durant de très nombreuses années.
Le Journal de Montréal est donc né et s’est bâti sur les conflits de travail à La Presse. On pourrait établir un cheminement tout à fait identique pour le Journal de Québec, « le petit frère », qui s’est bâti sur deux conflits de travail au Soleil, qui lui aussi a failli y laisser sa peau à la fin des années 1970.
Le fondateur de l’empire Quebecor, Pierre Péladeau, était bien fier de ses publications, les journaux dits de vedettes tout autant que le Journal de Montréal et celui de Québec, même si ces actifs ne représentaient qu’une fraction de son empire. Monsieur Péladeau s’identifiait bien davantage à ses journaux qu’à ses imprimeries, même si avec les années il était devenu le plus important imprimeur au monde (pas seulement au Canada, ou aux États-Unis, mais bel et bien au monde!!!). Les règlements des conventions collectives avec les journalistes se réglaient toujours dans son bureau. Les journalistes de La Presse et des autres quotidiens de Montréal faisaient la guerre des principes avec leurs employeurs (la liberté de presse, l’éthique professionnelle, les matières à griefs, les comités mixtes et autres) et ont finalement signé des contrats de travail épais comme des livres et comportant de nombreux chapitres consacrés aux clauses professionnelles. Pendant ce temps, Monsieur Péladeau achetait la paix avec les salaires les plus élevés de l’industrie et aussi les conditions les plus avantageuses: semaine de quatre jours, vacances à temps double, etc.
Mais au début des années 2000, le contexte dans lequel les journaux avaient évolué a subi des changements radicaux. Jusqu’à la fin des années 1990, les journalistes avaient le gros bout du bâton parce qu’il était impossible de publier un journal sans journalistes. Mais au cours des récentes années, la technologie a fait tellement de progrès qu’il était désormais possible de tout produire à distance: textes, photos, reportages, commentaires, tout pouvait être produit sur ordinateurs portables ou sur appareils photo numériques et être transmis n’importe où à partir de n’importe quel coin du globe. Et dans le cas particulier de Quebecor, un autre changement majeur était intervenu, soit le décès du fondateur Pierre Péladeau, « l’ami » des journalistes, à qui son fils Pierre-Karl, un homme d’affaires intraitable, avait succédé.
Il y a quelques années, les journalistes du Journal de Québec ont bien tenté de l’ébranler, mais sans succès. Ils ont été les premiers à subir la défaite face à lui. Après un lock-out de plusieurs mois, ils sont rentrés au travail presque à genoux, forcés d’accepter d’importants reculs. Forts d’un fonds de grève qu’ils croyaient inépuisables, les journalistes du Journal de Montréal ont cru qu’ils pourraient l’emporter là où leurs collègues de la Vieille capitale avaient échoué. C’était bien mal évaluer leurs forces.
Pierre-Karl s’était bien préparé. Sans journalistes, le Journal de Montréal a continué à publier comme si de rien n’était. Son tirage s’est maintenu. Ses annonceurs ont continué à y diffuser leurs messages publicitaires à pleines pages. Les conciliateurs se sont succédé sans succès. Les dollars rentraient à pleines portes. Pendant plus de deux longues années, Pierre-Karl est demeuré intraitable. Et finalement, ce qui devait arriver est arrivé: les journalistes ont plié… et seulement un quart d’entre eux ont pu réintégrer leur emploi, et cela avec des conditions bien moins avantageuses qu’autrefois.
Entre temps, La Presse et Le Soleil avaient renégocié des conditions de travail à la baisse avec leurs journalistes, et cela sans grève… ce qui leur permet aujourd’hui de poursuivre leur route malgré les difficultés que connaissent maintenant les journaux du monde entier par rapport à l’invasion des nouvelles technologies et des médias sociaux. Il sera intéressant de bien observer l’évolution et la performance de nos journaux au cours des prochaines années. Parions qu’il n’y aura pas de longs conflits de travail avant bien longtemps.
Personnellement, je pense que c’est perdant-perdant, lorsqu’un conflit de travail s’éternise.
Règle générale, vous avez raison… Mais dans ce cas-ci, il y a beaucoup de perdants, et ils sont tous dans le même camp…