Un journal centenaire… plus un

par Alain Guilbert

En février de chaque année, La Tribune, le journal quotidien de Sherbrooke, où j’ai fait mes débuts professionnels, célèbre son anniversaire de naissance. Ce mois-ci marque ses 101 ans. L’an passé, à l’occasion du centenaire de la publication, j’ai écrit un texte qui rappelait les célébrations du 50e anniversaire en 1960, anniversaire auquel j’avais eu le plaisir de participer. Voici ce texte :

Peu de personnes s’en souviennent, mais c’est vers le milieu de 1959 que la guerre a été déclarée à Sherbrooke. Pas la guerre avec des fusils et des chars d’assaut. Mais plutôt la guerre entre les médias, une guerre qui n’a pas coûté de vies humaines, mais qui n’en pas été moins féroce pour autant.

Les hostilités ont commencé quand La « grosse » Presse de Montréal a décidé de conquérir les grands marchés régionaux, soit Québec, où régnait Le Soleil, Trois-Rivières, royaume du Nouvelliste, Chicoutimi et tout le Saguenay, fort bien servis par le Progrès Dimanche… et bien sûr Sherbrooke où La Tribune régnait sur le milieu francophone alors que The Record servait la clientèle anglophone.

Pour s’établir dans ces marchés, le quotidien montréalais avait pris la décision d’y mettre en place des bureaux avec plusieurs journalistes, autant que possible des journalistes qui connaissaient déjà chacune de ces régions. Or ces journalistes existaient déjà, mais ils étaient au service des journaux locaux, tels que La Tribune à Sherbrooke.

En quelques semaines, La Presse a « volé » coup sur coup plusieurs ressources de La Tribune, dont son tout nouveau directeur de la rédaction, Marcel Dupré, qui devint alors le nouveau chef du bureau de La Presse à Sherbrooke. Et Marcel, qui était très respecté du milieu journalistique, n’a eu aucune difficulté, en offrant aussi des salaires passablement intéressants pour l’époque, à convaincre quatre ou cinq journalistes d’expérience à le suivre dans cette nouvelle aventure.

Le coup avait frappé dur. Le président et copropriétaire de La Tribune, Me Paul Desruisseaux, qui devint sénateur quelques années plus tard, perdit même connaissance dans son bureau quand il a appris le départ de Marcel Dupré et il même dû être hospitalisé pendant quelques jours.

À tout malheur, quelque chose est bon. Ce départ « en masse » des journalistes de La Tribune vers d’autres cieux a créé des opportunités pour d’autres personnes. C’est ainsi que je me suis présenté à La Tribune en août 1959 pour trouver un emploi qui me permettrait de poursuivre mes études à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Bien sûr, il y avait des postes à combler… et on m’a embauché sur-le-champ en me posant une seule question : « Est-ce que tu parles anglais? ». Le pire, c’est que j’avais osé répondre « oui ». J’étais tellement content d’avoir obtenu ce travail que je n’ai même pas demandé quel était le salaire du poste que j’occuperais. Je ne l’ai su qu’au moment où j’ai reçu mon premier chèque de paye quelques semaines plus tard… soit 35 $ par semaine… avant impôts!!!

Et c’est ainsi qu’a commencé ma vie sherbrookoise. La Faculté de droit était alors située dans le Palais de justice à deux pas de l’édifice de La Tribune. Les cours avaient lieu dans les salles des différents tribunaux entre 8 et 10 heures le matin et entre 4 et 6 heures l’après-midi, c’est-à-dire les heures où les tribunaux ne siégeaient pas. À la fin de mes cours, je traversais la rue pour aller faire mon quart de travail de 6 heures l’après-midi à 1 heure du matin. Après quelques mois, on m’a confié la couverture des tribunaux qui siégeaient entre mes cours du matin et de fin d’après-midi… et j’allais écrire mes textes au journal en début de soirée.

Mais mon travail n’est pas l’objet de mon propos. Je dirai seulement que la guerre des médias était féroce, très féroce. Certains coups étaient parfois portés en bas de la ceinture. Tout le monde livrait une chasse sans merci aux primeurs. Chaque jour, les responsables vérifiaient quelles nouvelles étaient dans l’autre journal et s’il fallait que certaines de ces nouvelles ne soient pas dans « notre » journal, on recevait un savon en règle. Mais au contraire, si nous avions des nouvelles que « l’autre » n’avait pas, nous avions un statut de héros! Ou presque! Et même The Record, qui était alors la propriété de John Bassett, aussi et surtout propriétaire du Toronto Telegram, livrait une chaude lutte à La Presse (section Sherbrooke) et à La Tribune pour l’information locale. Les journalistes avaient intérêt à briller de tous leurs feux puisque The Record servait d’école au Telegram et que les meilleurs se retrouvaient rapidement à Toronto.

Au début de 1960, moins d’une année après mon entrée à La Tribune, le journal célébrait donc ses 50 années d’existence. Une grande fête fut organisée. On se rappellera sans doute qu’à cette époque, Me Paul Desruisseaux et son partenaire M. J.-Alphée Gauthier étaient également propriétaires des stations de radio CHLT et CKTS ainsi que du poste de télévision CHLT-TV qu’on appelait plus familièrement le canal 7, première station de télé privée au Québec. Et tout ce « beau monde » était logé dans le même édifice au 221 rue Dufferin.

La célébration a débuté, comme il se doit, par des discours alors que tous les employés avaient été convoqués dans le grand hall d’entrée de l’édifice où se trouvait également une estrade qui accueillait les copropriétaires de l’entreprise, de même que les autorités religieuses (Mgr Georges Cabana), et civiles (le député ministre Johnny S. Bourque,
le maire Armand Nadeau et plusieurs autres), sans oublier les personnalités de l’époque.

La fête a même été télévisée, du moins en partie, puisque les caméras avaient reçu la directive de quitter les ondes après 30 minutes… ce qui fut fait puisqu’après ces 30 premières minutes, les projecteurs ont été éteints et les techniciens ont quitté leur poste.

Me Desruisseaux qui n’avait encore pas digéré « l’agression » de La Presse contre « son journal » a alors décidé de se vider le cœur, accusant son concurrent de se livrer à des tactiques déloyales, affirmant même que La Presse « était venue VOLER nos meilleurs journalistes ».

Je me souviendrai toujours de cette déclaration de Me Desruisseaux. J’étais debout aux côtés du directeur de la rédaction, celui qui avait remplacé Marcel Dupré, soit Yvon Dubé, qui en plus d’avoir été mon patron et aussi mon ami, a plus tard agi comme président de La Tribune pendant de nombreuses années, soit jusqu’à sa retraite.

Nous étions tout simplement estomaqués. Notre réaction en a été une de stupeur. En effet, si La Presse avait « volé les meilleurs journalistes de La Tribune », qu’étions-nous, ceux qui n’avaient pas déserté ou qui (comme moi) avaient été embauchés après la razzia de La Presse?

Mais le pire était à venir. En effet, si la télévision avait cessé de transmettre le discours de Me Desruisseaux après 30 minutes, il n’en a pas été ainsi pour la radio (CHLT) qui n’avait reçu aucune directive de quitter les ondes après la première demi-heure. Et ce qui devait arriver arriva, les journalistes de La Presse écoutaient le discours de Me Desruisseaux à la radio, et ils se sont bien bidonnés en apprenant de la bouche même du propriétaire de La Tribune que les journalistes de La Presse étaient « les meilleurs » à Sherbrooke.

Pour ajouter l’insulte à l’injure, La Presse avait publié une très visible manchette le lendemain à l’effet que « ses journalistes étaient les meilleurs », selon le président de La Tribune.

Pendant cette guerre qui a duré quelques années, je ne peux m’empêcher de raconter un incident relié à cette bataille. Certaines personnes avaient fait le choix de prendre parti pour l’un ou l’autre des combattants en présence. À un moment donné, souvent malmené par La Tribune, le maire Nadeau avait donné son appui à La Presse, se limitant à utiliser l’expression « le journal local » lorsqu’il se référait à La Tribune.

Inutile de dire que nous l’avions plutôt mal pris. Alors, en réplique, nous nous sommes mis à nous référer au maire Nadeau dans le journal en parlant du « maire actuel » et en ne mentionnant jamais son nom. Une riposte de notre part plutôt difficile à avaler pour un politicien en mal de visibilité. Après quelques semaines, le maire a levé le drapeau blanc et décidé de faire la paix avec La Tribune… ce qui a mis fin aux expressions « le journal local » et « le maire actuel ».

Je ne sais pas si les journalistes de La Presse étaient meilleurs que nous… du moins je ne le crois… puisqu’après quelques années, de guerre lasse, j’imagine, et parce qu’elle n’obtenait sûrement pas les résultats espérés, La Presse a fermé son bureau de Sherbrooke, tout comme ceux de Québec, Trois-Rivières et Chicoutimi.

Même si les « meilleurs » étaient partis en 1959, nous avions gagné la guerre. Je ne pouvais pas rater l’occasion du 100e anniversaire de La Tribune pour rappeler ces souvenirs du 50e anniversaire. Il me semble que c’était hier. Est-ce moi qui perds la notion du temps… ou le temps qui passe trop vite?

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3 réflexions sur “Un journal centenaire… plus un

  1. Quelle époque! De 1960 à 1964,je lisais régulièrement et La Tribune et la section shebrookoise de La Presse.Le mieux renseigné et le plus intéressant à lire,c’etait mon ami Alain Guilbert,à la fois étudiant en droit et journaliste courageux.

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