« La firme Saputo souhaite s’établir à Hawkesbury et non pas ailleurs dans Prescott: à $4,000 l’acre, services compris, la décision se conçoit facilement. (…) Les Industries IKO ont versé un montant identique. Les rumeurs de concessions sous la table sont fausses. » Je traitais évidemment de la question des Fromageries Saputo dans mon éditorial du 5 février 1976. J’expliquais que la ville de Hawkesbury ne serait pas la grande perdante si Saputo abandonnait son projet parce qu’elle récupérerait simplement « un terrain qu’elle hésitait à vendre à Saputo en premier lieu ». Non, « les grands perdants seront donc les producteurs laitiers de Prescott qui seront privés d’un débouché supplémentaire pour leur lait, surtout les surplus de production » et sans oublier les frais de transport moindres. C’était tellement évident.
J’affirmais également que « les interventions politiques des députés Albert Bélanger et Osie Villeneuve n’ont pas leur raison d’être » et qu’il fallait « donc blâmer le député Bélanger pour ses agissements ». J’ajoutais que « depuis plusieurs années, les cultivateurs veulent de meilleurs revenus. Les politiciens font campagne en temps d’élection en disant qu’ils feront tout pour améliorer le sort des cultivateurs (des producteurs laitiers nécessairement). Le récent comportement des députés Bélanger et Villeneuve se comprend difficilement. » Quant aux allégations de liens douteux, j’écrivais que « si le crime organisé veut établir une base dans la région de Hawkesbury, il ne demandera sûrement par la permission au gouvernement ».
Le 4 février 1976, j’accompagne une délégation de la ville de Hawkesbury aux installations de Saputo à Montréal et à Maskinongé et j’en parle dans mon éditorial du 12 février 1976. Le Conseil municipal était représenté par le maire Philibert Proulx, le préfet Laurent Cayen et les conseillers Jean-Maurice Larocque et Jean-Guy Parisien. Ma première constatation : « Si les installations de la compagnie Les Fromages Saputo Ltée, qui seront construites à Hawkesbury, sont aussi bien administrées et aussi propres que celles qui existent à Montréal et Maskinongé, ce sera définitivement un atout pour la ville. » En référence aux rumeurs de liens avec le crime organisé, j’ajoute qu’elles « ont été lancées injustement par des jaloux et des politicailleurs. Il faudra soumettre des preuves tangibles et irréfutables pour nous faire affirmer le contraire. »
À Montréal, nous avions été reçus par le vice-président et directeur général des Fromages Saputo, Emanuele (Lino) Saputo, qui « n’a pas tenté de dissimuler quoi que ce soit ». Le président de l’entreprise, Frank Saputo, « était occupé à réparer lui-même son camion », mais son frère avait pris la peine de nous le présenter quand même. Emanuele « a rappelé les harcèlements policiers dont a été victime l’entreprise familiale en 1972. Ces harcèlements attribuables, selon lui, au fait qu’ils aient des noms italiens et que des criminels notoires nommé Bonanno et Di Bella aient tenté d’acheter des actions dans l’entreprise familiale il y a une vingtaine d’années. La jalousie des concurrents est une autre possibilité. » (Lors de la visite, si ma mémoire est bonne, c’est Luigi Saputo qui était mon guide, l’autre frère de Lino. Et j’avais trouvé plutôt bizarre que le criminaliste réputé Michel Proulx était présent à notre rencontre. Proulx a été nommé juge plus tard et est décédé en janvier 2007.)
« En choisissant Hawkesbury, sur la recommandation même du ministère ontarien de l’Environnement (ce n’est pas écrit), les Fromages Saputo veulent faire profiter en premier lieu les plus de soixante producteurs laitiers de la région de Ste-Anne-de-Prescott qui expédient déjà leur lait à la fromagerie montréalaise. Mercredi, deux camions de Sauvé Transport, de Ste-Anne, livraient du lait chez Saputo. »
Mais tout ça était peine perdue, les dommages étaient faits et il était trop tard. Saputo ne s’installerait pas à Hawkesbury et je n’oublierais pas le rôle de Bélanger lors de la prochaine élection provinciale (sur laquelle je reviendrai en temps utile). Je me suis souvent demandé ce qu’il serait advenu si le projet avait été de l’avant. Il y avait déjà, dans l’ouest des comtés, le Fromagerie de St-Albert et son cheddar réputé; il y aurait eu, dans l’est, Saputo. Je me suis souvent demandé quel effet Saputo aurait eu sur le développement économique et agroalimentaire de notre région et quel rôle il aurait joué dans l’élaboration du projet d’un collège d’agriculture à Alfred. Quant aux membres de la famille Saputo que j’avais eu le plaisir de rencontrer, ils m’avaient laissé une très bonne impression. Bien sûr, en 2012, la réputation de Saputo n’est plus à faire; il suffit de voir leurs installations de St-Hyacinthe le long de l’autoroute 40.
En tant qu’agronome associé du comté de Russell à cette époque, j’ai suivi de près l’évolution de ce dossier. Je crois fermement que les comtés de Prescott et Russell auraient beaucoup bénéficiés de la venue de Saputo dans notre région. A part le lait des producteurs qui s’en va vers St-Albert, toute la production est expédiée à l’extérieur des comtés, surtout à Ingleside et Winchester, en plus d’un petit peu à Natrel d’Orléans.
Que dire aussi des emplois permanents qui auraient vu le jour avec Saputo.
Roger Pommainville
C’est ce qui me choque encore aujourd’hui. Saputo est devenu un géant mondial avec des installations dans cinq pays et ses produits sont vendus à l’échelle de la planète. Leurs marques Neilson, Vachon, Dairyland sont omniprésentes. Saputo génère quasiment deux milliards de dollars par année et emploie plus de 10 000 personnes. Imagine que serait devenu l’installation de Hawkesbury en 2012! Imagine comment aurait progressé nos producteurs laitiers régionaux.