Le témoignage d’une famille éprouvée (2)

La présentation de Monique Castonguay devant la Commission d’enquête relative aux mesures d’investigation prises à la suite de l’attentat à la bombe commis contre le vol 182 d’Air India, le 3 octobre 2006, est aussi un témoignage à la première personne de ce qu’a vécu sa famille entière en lendemain de ce terrible acte de terrorisme. Je tenais à partager ce témoignage avec mes lecteurs et à le consigner sur le Web dans mon blogue. Comme je l’écrivais lundi, il n’y a pas eu d’autres événements du genre qui ont touché des communautés de Prescott-Russell d’une telle façon. Voici la deuxième de trois parties :

Puis, nous avons été invités à une cérémonie inaugurale des travaux de construction du monument commémoratif dédié à la tragédie d’Air India, sur le terrain du Parc de la Confédération de la Commission de la capitale nationale, près du lac Dow à Ottawa. Les cérémonies étaient à peine commencées que le ministre représentant le gouvernement canadien a été soudainement invité à quitter rapidement, entouré d’agents de police en civil. La cérémonie a été bâclée, et la foule, invitée à se disperser. Les parents de Rachelle et moi sommes rentrés à la maison, sans trop nous presser, intrigués comme tout le monde de ce qui avait bien pu se produire. Le lendemain, dans un quotidien d’Ottawa, on expliquait qu’un individu portant une arme camouflée sous une serviette de bain se promenait dans la foule. Et on nous avait laissé courir ce risque!!! Qui sommes-nous donc aux yeux des autorités? Aucune explication officielle sur cet incident ne nous a été fournie. Une adaptation du plan du monument présenté ce jour-là a été réalisée lors des mois qui ont suivi. Le monument porte les noms de toutes les victimes des deux attentats du 23 juin 1985. Vous comprendrez maintenant mieux notre réaction à décliner la plupart des autres invitations à des rassemblements rattachés à la tragédie d’Air India depuis ce jour. Cette année toutefois, Maurice et moi avons assisté à une cérémonie spéciale qui a eu lieu le 23 juin afin d’amorcer de nouveaux travaux destinés à améliorer le site du monument et à le rendre plus accessible, grâce à un budget spécial du gouvernement fédéral.

Rachelle n’a jamais été oubliée de ses collègues universitaires. Le Département de géographie de l’Université d’Ottawa, auquel elle a consacré plusieurs heures de travail professionnel et bénévole, a choisi d’établir une bourse en son nom : la bourse Zamborski-Castonguay a été créée en 1990. M. Zamborski était le fondateur du département de géographie à l’Université d’Ottawa. Vous saisirez ici l’importance de l’implication de Rachelle auprès de l’Université d’Ottawa puisque son nom figure tout à côté de celui du fondateur du département.

Et un lundi soir de septembre 2002, nous avons été brutalement ramenés en arrière, invités à replonger dans la douleur qui a ranimé des souvenirs que nous espérions avoir enfouis dans les tiroirs de l’horreur. L’agente Kate Galliford de la GRC de Vancouver a téléphoné. Elle devait joindre les membres des familles des victimes. Elle avait retrouvé le nom de Maurice dans la paperasse de l’enquête initiale de 1985. La GRC en Colombie-Britannique tient lieu de police provinciale.

L’enquête n’était pas terminée. L’Agente Galliford devait nous prévenir de nous attendre à des développements majeurs imminents dans le dossier d’Air India. Du coup, elle nous a reportés au plus fort de notre chagrin devant l’assassinat inacceptable de Rachelle. Les responsables restaient impunis, mais il subsistait une chance pour que justice soit enfin rendue dans cette affaire.

Maurice a pris l’appel et je suis restée en ligne sur un autre appareil. L’Agente Galliford s’est identifiée et a expliqué la raison de son appel. L’émotion nous étouffait après toutes ces années de silence. N’y tenant plus, sans dire un mot, Maurice a tout doucement raccroché le téléphone; il me revenait donc de prendre le reste des détails et de renseigner les autres membres de la famille sur le peu que je venais d’apprendre. Pour l’instant, il n’y avait rien de plus à dire. La GRC de Vancouver devait tenir une vidéoconférence avec les membres des familles éprouvées à Ottawa, Toronto et Montréal au sujet des nouveaux développements. Tous ces renseignements étaient disponibles en anglais seulement, ce qui rendait la communication plus difficile pour certains membres de la famille, dont la mère de Rachelle, qui s’exprime difficilement en anglais. C’était une barrière importante.

Le coup a porté durement, j’étais déstabilisée. Le lendemain, je téléphonais aux autres frères et sœurs de Rachelle. Toutefois, j’avais prévu de me rendre sur place, en soirée, afin d’en informer les parents de Rachelle. Si moi, je me sentais fortement ébranlée, il serait encore plus difficile pour eux de revenir en arrière.

Par ailleurs, je m’interrogeais sur qui donc pouvait bien être cette agente de la GRC? Était-ce une démarche authentique? Ou était-ce une plaisanterie de mauvais goût? J’ai tout de même fait confirmer l’identité de l’Agente Galliford par une autre source au cours des jours qui ont suivi, afin de me rassurer.

De par mon expérience passée, je savais qu’en procédant ainsi, la démarche de la police pouvait servir à informer les membres des familles, bien entendu, mais elle pouvait également s’avérer une fuite calculée destinée à provoquer une action de la part de ceux qui étaient soupçonnés, et mener ainsi à leur arrestation. Cette hypothèse laissait présager que les auteurs de ce massacre auraient eu des liens avec des proches des membres de certaines familles des victimes. Ceci aurait aussi expliqué l’absence de substance du message initial de l’Agente Galliford. Le mot d’ordre, bien entendu, était de n’en parler en aucun cas en dehors de la famille…

Il n’en demeure pas moins que cet appel ravivait les plaies. Hervé et Dolorès, ses parents, ont écouté le message sur les nouveaux développements en essuyant leurs larmes. Nous étions loin d’avoir accepté le décès de Rachelle; pour certains membres de la famille, il était même impossible encore d’en parler. Nous évitions de mentionner son nom aux réunions familiales. Au moment où l’Agente Galliford a réveillé tous ces souvenirs en nous, certains membres de la famille ont demandé de ne pas être contactés directement par qui que ce soit au sujet de l’attentat. Le rappel de la fin brutale qu’avait connu Rachelle, le fait qu’on lui avait dérobé sa vie, l’atrocité et la douleur, tout revenait en lumière.

Les arrestations et le dépôt des accusations contre trois individus ont eu lieu quelques jours plus tard, les événements se sont alors précipités, sans vidéoconférence. Il y a eu par la suite, toutefois, un certain nombre de rencontres destinées aux familles des victimes, organisées par la GRC et le Bureau du Procureur général de la Colombie-Britannique. Encore une fois, dans notre pays aux deux langues officielles, toute l’information était disponible pour nous dans l’autre langue officielle. J’en parle ici afin d’illustrer les obstacles que nous avons rencontrés. Une employée bilingue du Bureau du Procureur général, toutefois, a pris la peine de téléphoner régulièrement chez les parents de Rachelle dans le but de s’assurer qu’ils comprenaient tous les renseignements disponibles.

J’ai pris part à presque toutes les rencontres à compter de ce jour, et Maurice m’y a accompagné au moins cinq fois. Chacune de ces réunions était empreinte d’émotions de la part de tous les participants. La GRC et le Bureau du Procureur général tentaient de tout mettre en oeuvre afin de rétablir et maintenir les communications avec les familles. Ils avaient recruté des personnes dévouées, sensibles, compatissantes, organisées et efficaces pour faire le lien avec les familles. Ce lien avait cruellement fait défaut pendant de trop nombreuses années.

Plusieurs participants à ces rencontres étaient désabusés et sans espoir face aux procédures qui se mettaient en branle, et devant la lenteur avec laquelle l’enquête avait progressé. Puis, le groupe s’est amenuisé, nous étions de moins en moins nombreux à assister à ces rencontres. Nous n’étions plus que deux familles représentées à rencontrer la GRC et les Services de renseignements canadiens, à la suite du verdict de non-culpabilité de mars 2005.

Durant tout le procès, les membres des familles ont eu droit à une foule de renseignements et au compte-rendu des comparutions grâce à un site Internet sécurisé, avec versions imprimées de ces pages Web, ainsi qu’à de multiples rencontres. Le Bureau du Procureur général avait aussi prévu de couvrir les frais d’un séjour à deux membres de chaque famille durant une semaine afin qu’ils puissent assister au procès à Vancouver. Après que tous les autres membres de la famille aient décliné l’invitation, je m’y suis rendu seule. Vous comprendrez que la mort de Rachelle dans de pareilles circonstances a suscité des craintes et de fortes appréhensions à l’endroit des voyages en avion chez certains membres de la famille. Qui peut les en blâmer? Ils sont aussi craintifs envers les représentants les plus visibles de la culture indienne.

Dans les bureaux du Procureur général, une salle était réservée aux familles. Le personnel était très patient et immensément attentionné à notre endroit. Au moment où j’ai aperçu la mosaïque de photos des victimes sur le mur du coin de recueillement, j’ai soudainement imaginé tous ces gens souriants qui étaient montés à bord avec la joie au coeur. J’ai réalisé à ce moment-là jusqu’à quel point notre famille ne pouvait être seule dans la douleur. J’ai vu l’atrocité de familles entières décimées, et la perte impardonnable de tant d’enfants.

Par ailleurs, lors du trajet du retour entre mon hôtel et l’aéroport, je me suis fait enguirlander par un chauffeur de taxi sikh qui m’avait prise pour une représentante du Bureau du Procureur général (qui réglait les frais de ma course). Celui-ci s’offusquait à ce qu’un jeune ressortissant indien en attente de sa citoyenneté canadienne, ayant été reconnu coupable d’une infraction sérieuse quelques jours plus tôt, soit retourné en Inde sans pardon. Il gesticulait et haussait le ton. Je n’ai rien dit, je ne connaissais pas l’individu ni ses limites. Pour lui, je n’avais pas le profil d’une représentante type de victime du vol 182 d’Air India. Il n’était pas le premier et ne sera pas le dernier à faire cette erreur. Quelques jours plus tôt, lors d’une pause durant le procès, une femme qui était avec le groupe des proches des accusés a tenté de m’intimider en claquant violemment chaque porte de la salle de toilettes alors que j’y étais; elle aussi devait me prendre pour une employée du Procureur général, puisque j’étais de race blanche. J’avais réussi à croiser le regard d’un des accusés lors de son entrée dans la salle. J’essayais de trouver le pourquoi d’un tel massacre. Il m’a simplement paru surpris de me voir parmi le groupe des familles.

La méprise vient de l’image qui a été présentée des victimes du vol 182 d’Air India que tous ont contribué à véhiculer, de l’ignorance, de l’indifférence, de l’apathie et même du racisme à tous les niveaux. Si je peux me permettre de vous expliquer comment nous vivons cette situation, à chaque fois qu’il est question de notre lien avec cette tragédie, nous, les Franco-ontariens, blancs et catholiques, nous devons nous justifier :

-Rachelle était-elle indienne? Non.

-Alors, elle était mariée à un Indien? Non.

-Mais alors, que faisait-elle dans un avion d’Air India? Les passagers des lignes aériennes ne sont pas déterminés par les races; pensez à Swiss Air, ou Japan Air Lines.

-Mais, je croyais qu’il n’y avait que des Indiens à bord de cet avion, et pas de Canadiens? Il y avait 280 Canadiens à bord, dont plusieurs étaient de descendance indienne, et 59 d’autres nationalités.

-Et si elle était francophone, c’est qu’elle résidait ou était originaire du Québec, alors? Non, c’était une Franco-ontarienne, née dans l’Est ontarien, et qui demeurait à Ottawa.

Et la plus récente qui démontre à quel point notre société est fermée aux autres cultures, que j’ai entendu moi-même de la part d’un représentant des médias qui tentait d’expliquer son apathie devant ce dossier : -‘Excusez-moi, j’ignorais qu’il y avait des blancs à bord’…

Même si les recommandations de la Commission n’y pourront rien, vous constaterez avec moi qu’il y a beaucoup de progrès à réaliser du point de vue de la considération offerte aux ethnies dans notre société canadienne.

Peut-être faut-il revoir ce qui nous porte à penser que les différences de races visibles peuvent créer le sentiment que leurs représentants n’appartiennent pas réellement au même pays que nous. Et mon commentaire touche autant les agents de police qui ont de la difficulté à faire la filature des individus d’une autre race, comme on l’a raconté lors du procès. Les personnages qui ont peuplé les émissions de télé de mon enfance et de mon adolescence offraient une image plutôt caricaturale de quiconque était de race indienne ou portait un turban : Michel le Magicien de la Boîte à surprise, Sadu Bedisha du Grenier, le fakir Yvon Yva, tous personnifiés par des blancs aux manières fortement stéréotypées. Ils étaient différents et ils faisaient partie « des autres », et dans nos quartiers homogènes et blancs, nous n’y étions confrontés que rarement. Les gens de minorités visibles illustraient le fascicule sur comment se brosser les dents, et demeuraient des « gens d’ailleurs ».

Et c’était la même chose pour ce qui était de la violence et du terrorisme. Nous étions en sécurité dans un pays de paix. Oh, il y a bien eu les événements d’octobre 1970 au Québec, qui avait fait un mort. Face à cette crise de terrorisme, le gouvernement avait demandé l’intervention des Forces armées canadienne pour patrouiller dans les rues de nos villes. On n’avait pas lésiné sur les moyens. Mais, c’était maintenant chose du passé. Les problèmes, c’était dans les autres pays. Dans notre cas, la réalité nous a rattrapés le 23 juin 1985, avec 331 victimes. Et cette fois-ci, il n’y a pas eu d’intervention, ni musclée, ni autre. Nous sommes passés d’un extrême à l’autre. Que faudrait-il pour que la réponse se situe au juste milieu?

L’indifférence (ou l’ignorance) ont établi la norme depuis 21 ans face à cet attentat terroriste issu du sol canadien. On n’a jamais voulu le reconnaître comme tel : un attentat terroriste. Par association d’idées, le mot d’ordre qui semblait être véhiculé par les autorités canadiennes et les propos des gouvernements qui se sont succédé au pays, laissaient croire que la question ne touchait pas le Canada, que les passagers étaient de nationalité indienne, de religion sikh ou hindoue, et que l’enquête devait être menée par quelqu’un d’autre, parce que l’avion avait explosé au-dessus des eaux internationales près de l’Irlande. Les médias ont emboîté le pas, du moins dans l’Est du pays, et la population s’en est trouvée rassurée : Le Canada était exempt de terroristes.

L’exclusion, pour nous, s’est également fait sentir au sein même des familles des victimes. C’est comme si tous ceux qui ne correspondaient pas au portrait type du passager de cette envolée devaient être exclus de la transmission des informations, des manifestations et des regroupements. Pour nous, de race blanche, étant francophones de l’Ontario, et catholiques, il était impossible de satisfaire ces prérequis (devenir tout à coup une famille d’origine indienne, de religion sikh ou hindoue). Si des renseignements destinés aux familles étaient communiqués à certains membres des familles, le message ne nous est pas toujours parvenu. Je vous donne en exemple les rassemblements commémoratifs, où aucune prière ou intention n’est habituellement prévue pour les francophones ou les catholiques. Nous devenons tout à coup la minorité visible au sein d’une minorité visible, l’ethnie qui devrait se conformer et adapter ses coutumes au reste du groupe. Et pourtant, nous représentons réellement une des 329 victimes. Je tiens à vous rassurer ici, car les difficultés à communiquer tendent de plus en plus à s’aplanir; il existe beaucoup plus d’ouverture dans le groupe, surtout depuis l’an dernier.

Alors, en même temps que le procès avait lieu, la production d’un livre souvenir retraçant le profil de plusieurs des victimes était destinée à nous aider à apaiser notre douleur. Cette initiative imprégnée de respect et de compassion était financée par le Bureau du Procureur général de la Colombie-Britannique. Le résultat est à la fois touchant, et poignant, mais soulève à nouveau les passions contre ces meurtres gratuits. Écrire, pour ce livre, la biographie de Rachelle près de 20 ans après sa disparition a été pour moi un exercice particulièrement difficile; je ne voulais rien oublier, je tenais à ce qu’on puisse la reconnaître. Dans la production de cet album, le comité de bénévoles a respecté ma demande de placer dans l’ordre la version originale de sa biographie en français avant la traduction du document en anglais, par respect pour les membres de sa famille. On nous a aussi fait parvenir une photo de l’océan, vue du site du monument commémoratif d’Ahakista, le site le plus près de l’endroit où Rachelle a péri. Regarder cette photo, c’est un peu comme se rapprocher d’elle.

Durant ce temps, les représentants du Bureau du Procureur général et de la GRC avaient commencé à vouloir minimiser les dégâts au fil des rencontres régionales avec les familles; s’ils s’étaient montrés assurés de condamner des coupables lors des premières rencontres, les propos devenaient maintenant plus nuancés. Certains témoins importants avaient été intimidés et n’ont pas osé parler, d’autres ont été tués à leur tour à la façon de règlements de comptes du crime organisé. En approchant du verdict, on commençait à laisser entendre la possibilité de n’avoir qu’un seul coupable.

Au lendemain du jugement, les grands quotidiens anglophones ont fait leur page frontispice avec les noms des 329 victimes; les journalistes qui ont suivi le procès ne comprenaient rien aux raisons évoquées pour expliquer ce verdict. Lequel des politiciens fédéraux a déclaré sur les ondes d’une station de radio d’Ottawa « People are sick and tired of Air India »? En fait, je ne veux même plus le savoir!

Nous étions dégoûtés plus que jamais du traitement que nous venions de recevoir de la justice canadienne. C’était envoyer un message clair aux groupes de terroristes : que le Canada n’est pas en mesure de sévir contre des crimes semblables perpétrés dans notre pays. Le procès aura été un écran de fumée destiné à faire taire les membres des familles des victimes qui réclament justice depuis 21 ans. Et la justice dont je parle ici n’est pas seulement celle de trouver et punir des coupables, c’est aussi celle d’avoir un système légal et judiciaire approprié pour faire face à toute éventualité.

Au cours des semaines qui ont suivi, comme un baume sur mes plaies, j’ai découvert l’existence d’une association formée des familles des victimes qui était sur pied depuis les premiers jours. Je l’ignorais jusqu’à ce jour. Puisque les procédures judiciaires avaient pris fin, cette association a pris le relais par défaut du système de courriel mis sur pied par le Bureau du Procureur général afin de nous informer. Le système auquel je fais référence était parmi les plus efficaces, mais devait cesser ses opérations en raison du verdict de non-culpabilité, créant un grand vide, malgré les besoins pressants que nous éprouvions tous d’en savoir davantage sur ce qui allait arriver. Ce sont des personnes bénévoles très dévouées qui ont pris la relève. Nous échangeons dans une langue commune à la plupart de nous : l’anglais.

Le procès aura été long et très coûteux au gouvernement de la Colombie-Britannique. Comment dénoncer le fait que des témoins importants ont été assassinés eux aussi avant de comparaître ou réduits au silence grâce à l’intimidation? Que les témoins qui ont osé parler doivent maintenant renoncer à leur vie calme et paisible d’avant, ne plus revoir leurs parents et leurs amis, et soient forcés à changer d’identité et à s’isoler dans d’autres localités? Que la justice représentée par un seul homme ne les ait pas crus, eux, mais qu’il ait donné foi à des témoins qu’il a lui-même reconnu être des filous?

Au lendemain de cette aberration, les médias de l’Est du pays n’ont pas insisté; on avait trouvé d’autres manchettes qui intéresseraient davantage leur auditoire (rappelez-vous, on croyait encore que les passagers ne comptaient ni Canadiens ni personnes de race blanche ni francophones, et que le terrorisme aérien en Amérique du Nord avait commencé avec le 11 septembre 2001). Et voilà, c’en était fait de la justice. Nous étions à nouveau seuls devant un verdict qui ajoutait l’insulte à l’injure.

Où est donc cette loi contre le terrorisme au Canada? Qu’offre-t-elle de plus que ce que nous avions avant sa proclamation? Qui s’est assuré de protéger le juge et les membres de sa famille contre l’intimidation lorsque celui-ci a dû s’absenter pour se rendre aux funérailles de son frère? Qui a remarqué que le ton du juge avait déjà avait changé à son retour durant la dernière portion du procès? Et notre système actuel de lois ne prévoit-il pas des sanctions contre les menaces et l’intimidation? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu davantage d’accusations découlant de ce procès? Ce sont toutes des questions auxquelles nous ne trouvons pas de réponses.

Un seul des trois accusés avait plaidé coupable pour la fabrication de la bombe et il a écopé de cinq ans de prison. Cinq ans! S’il ignorait à quoi devait servir la bombe, comme il l’a prétendu, pouvons-nous au moins convenir dans notre société qu’une bombe, c’est une arme de destruction massive? Si la loi canadienne ne permettait pas plus de cinq ans d’incarcération dans son cas (parce qu’il en avait déjà purgé plusieurs pour d’autres chefs d’accusation), est-ce que c’était la Loi contre le terrorisme qui préconise ce calcul discutable? Nous avions été outrés par ce premier verdict, la non-culpabilité allait nous écoeurer d’un système de justice aux interprétations douteuses et de toutes les tractations qui les entourent.

Et rapidement, le bureau de la ministre de la Sécurité publique s’est mis en œuvre. Celle-ci a demandé à rencontrer les membres des familles. L’association des familles des victimes réclamait la tenue d’une enquête publique depuis le début dans toute cette affaire, et redoublait ses efforts suite au verdict. Sans la détermination et la persévérance de l’association, nous n’aurions pas, aujourd’hui, la possibilité de revoir l’approche canadienne face à un tel désastre. Nous sommes d’ailleurs très reconnaissants à l’endroit de l’association. Mais en mars dernier, le gouvernement nous donnait comme message : « Mais que peuvent-ils donc vouloir de plus? Ils viennent d’avoir un méga procès sur cette tragédie! » C’était bien là, la méprise : la tragédie était celle du 23 juin 1985, mais elle était aussi la tragédie des années de cafouillage qui ont précédé et suivi l’attentat!

Alors le ministère de la Sécurité publique a pressé les membres des familles de l’Est du pays de se rendre à Toronto, avec frais de transport et de séjour payés. Vite, vite, il fallait s’y rendre, que vous soyez disponibles ou non. Le jour de la rencontre, immédiatement après m’avoir personnellement assuré de donner suite à notre demande d’enquête publique sur l’attentat, sur l’enquête qui a suivi, et maintenant sur le procès, la ministre a rapidement repris un avion vers Ottawa. Aussitôt arrivée à la Chambre des communes, elle s’est inscrite contre la tenue d’une enquête publique! Et je l’ai vue voter en direct à la télévision. Qui donc pouvions-nous maintenant croire? Combien de nouveaux affronts fallait-il encaisser?

Dans les jours qui ont suivi, la ministre a nommé Bob Rae et une firme d’avocats privée pour mener une enquête auprès des membres des familles afin d’identifier ce qui pourrait justifier une enquête, et sur le type d’enquête il fallait mener. On allait recommencer la rencontre avec les familles. Une autre équipe de nouveaux venus dans le dossier se mettait à la tâche, redoublant de pression auprès des membres des familles pour qu’ils se rendent à des rencontres, avec de très courts préavis. Tel a été le cas pour la rencontre où M. Rae devait entendre les familles de la région de Toronto. Encore une fois, les organisateurs ont insisté pour que les membres de notre famille soient présents; on nous disait qu’il y avait de fortes possibilités que le Premier ministre soit présent. À un certain moment, j’ai senti qu’il était essentiel d’informer la représentante du bureau de M. Rae que les membres des familles n’étaient pas des criminels à traiter comme un troupeau et qu’il vaudrait mieux s’adresser à ces personnes en respectant leur douleur.

Ghislain Castonguay, le premier neveu de Rachelle, qui vit dans la région de Toronto, a assisté à la réunion au nom de la famille et a été entendre M. Rae et le Premier ministre Paul Martin.

À compter de cette date, la rumeur s’est intensifiée à voulant que le gouvernement canadien défraie une partie du voyage à deux personnes par famille qui désiraient se rendre en Irlande pour les célébrations du 20e anniversaire de la tragédie. Pour la troisième fois en moins de deux mois, il fallait se presser à prendre la décision, donner les noms immédiatement de ceux qui s’y rendraient. Sensiblement pour les mêmes raisons que celles évoquées pour se rendre à Vancouver lors du procès, je m’y suis rendue seule. Cependant, ce geste du gouvernement à l’égard des familles, qui rendait le voyage possible, a été hautement apprécié; il m’a permis de réaliser un souhait qui m’était cher.

Toutefois durant les semaines précédant le départ, il demeurait très difficile d’obtenir quelques renseignements que ce soit sur le déroulement de ces trois jours de célébration, ni sur les cérémonies protocolaires, ni sur les endroits, ni sur le mode de transport préconisé sur place. Pour quelques familles, ce pèlerinage s’effectue chaque année. Dans mon cas, c’était mon premier séjour en Irlande. Lorsque je demandais des renseignements aux responsables du ministère de la Sécurité publique, on me disait : « Tous les renseignements destinés aux familles ont été remis au représentant des familles, et celui-ci nous assure que tous ont été contactés…» C’est une autre occasion où les familles qui n’étaient pas de descendance indienne étaient exclues du circuit d’information. Comme j’étais de race blanche, on ne croyait tout simplement pas devoir m’informer de l’horaire des célébrations et de ce qui s’offrait aux familles.

Finalement, après maintes réclamations, ce sont les employées du Bureau du Procureur général de Colombie-Britannique qui ont repris du service afin d’informer les familles sur le cérémonial prévu, les distances à parcourir, et qui a fait noliser un autobus en Irlande afin de combler le besoin en transport entre les localités. À toutes ces dames, je dois un immense merci.

C’est à cette même époque, au mois de mai, que nous avons reçu la nouvelle qu’aux termes de la loi, la Couronne ne pouvait en appeler du verdict de non-culpabilité. Nous vivions une autre déception amère.

Alors, afin de tirer le maximum des tarifs aériens, il a fallu allonger la durée de mon voyage en Irlande de trois jours, et ajouter à mes frais de séjour. Pour ma part, il me fallait revenir dès le lendemain de la cérémonie à Ahakista afin d’assister au mariage d’une nièce de Rachelle, Annie, la preuve que la vie poursuit son cours malgré tout.

Puisque j’allais voyager sans d’autres membres de la famille, j’ai décidé de les apporter, à ma façon, surtout par égard pour sa mère, Dolorès. Le ruban rose orné de fine dentelle faite à la main que je porte depuis ce jour lorsque je me rends aux rencontres officielles a été confectionné par Dolorès. Rachelle, sa fille aînée, était pour elle l’enfant avec laquelle elle a appris son métier de mère. On reste toujours plus près de son premier enfant.

Au moment du voyage, le 23 juin, nous avons été privilégiés de la présence des chefs des grands partis politiques canadiens, en plus de celle du Premier ministre. Une horde de caméras de télévision et d’appareils photo suivait les politiciens, si bien qu’on a demandé aux familles de se tasser sur le gazon froid et mouillé par la pluie du matin, afin de ne pas nuire au cadre des retransmissions télévisuelles. On nous a aussi avisés de limiter le nombre de couronnes de fleurs, ce qui devait laisser plus d’espace aux couronnes officielles, et de les déposer avant ou après les cérémonies.

Plus d’une dizaine de dénominations religieuses ont présenté une prière ou un chant qui leur était propre; le prêtre catholique invité a dit une prière œcuménique neutre, en anglais. Une représentante de famille catholique et francophone, n’y tenant plus, a improvisé le Notre Père, en anglais, j’y ai répondu en français pour moi-même, isolée dans la foule. Les nôtres (catholiques) avaient droit à autant d’égards que les autres victimes de cette tragédie!

Après un bain de foule des politiciens canadiens, ceux-ci ont rapidement pris le chemin du retour, puisqu’en fin de journée, ils devaient voter sur le budget fédéral à la Chambre des communes, au Canada. Le matin même à Ottawa, on avait proclamé la journée de l’anniversaire comme la Journée nationale contre le terrorisme.

Ce voyage allait aussi me confronter à une surprise particulièrement angoissante. J’ai eu plusieurs échanges et conversations avec d’autres membres des familles qui s’étaient rendus sur place vingt ans auparavant afin d’identifier un être cher, ainsi qu’avec les bénévoles qui ont vécu cette catastrophe au quotidien pendant plusieurs jours. Il en est ressorti que des membres des familles présentes sont allés jusqu’à se battre entre elles afin de récupérer une des dépouilles, certains en sont venus aux coups et ont dû être séparés par les agents de sécurité de l’hôpital de Cork qui servait de morgue. L’unique exemplaire de certaines radiographies dentaires a été égaré durant le voyage en Irlande. Une famille de descendance indienne réclamait le corps d’une femme blanche. On m’a aussi raconté l’histoire d’un père qui a réussi à récupérer le corps de sa fille alors qu’elle allait se faire enterrer comme le petit garçon d’une autre famille, simplement en faisant remarquer que sa fille avait les oreilles percées. Le corps de Rachelle n’a jamais été retrouvé; les autorités nous ont recommandé de ne pas nous rendre sur place en 1985. Il n’en fallait pas moins pour que le doute s’installe en moi, à ce point-ci, nous n’en étions plus à un revers près… Rachelle aurait pu être réclamée par quelqu’un d’autre et être enterrée ailleurs sous un autre nom…

J’ai tenté d’aller consulter l’enquête du Coroner sur place au Palais de justice de Cork. On m’a recommandé de faire une demande par écrit. À mon retour, j’allais faire une demande d’une copie du document, qu’on m’avait assuré pouvoir obtenir gratuitement. J’ai demandé en particulier de voir la section portant sur la façon dont l’identification des corps avait été faite, de voir les figures des femmes retrouvées, et j’en ai profité pour demander copie des interventions du procureur qui représentait le Canada à l’enquête. Après une correspondance infructueuse, j’attends toujours la réponse de l’Ambassade canadienne vers qui le bureau du Coroner a préféré se tourner. Toutefois, en mai cette année, grâce à l’intervention de représentants de la GRC, on m’a démontré que les identifications avaient été bien réalisées, ce qui a été un soulagement pour nous. Pour ce qui est de l’intervention du procureur canadien, si la Commission aborde la question au cours de ses travaux, je n’en aurai plus besoin.

De retour dans l’Est ontarien après mon voyage en Irlande, j’attendais la rencontre prévue avec M. Rae dans la région d’Ottawa. Comme je n’étais pas disponible au mois d’août pour la rencontre collective, j’ai dû négocier afin de voir M. Rae seule, au début d’octobre. Finalement, ce contretemps m’a permis de lui faire part du malaise que nous éprouvions à nous exprimer au cours des grands rassemblements, face aux différences culturelles, religieuses et linguistiques. C’était la première fois que j’osais en parler. M. Rae allait en tenir compte dans son rapport. La rencontre s’est déroulée entièrement en français.

La journaliste du Vancouver Sun, Kim Bolan, s’est rendue à Ottawa quelques semaines plus tard afin de lancer son livre sur l’affaire Air India et le procès qui s’en est suivi. Organisé par une librairie d’Ottawa, aucun média de la région n’était présent au lancement, les médias francophones n’ont pas été avisés. Nous étions cinq représentants des familles à rencontrer Mme Bolan. La tension était forte dans la salle, en raison de l’intimidation faite à l’endroit de Mme Bolan par le groupe visé dans son livre.

Mme Bolan a toutefois fait remarquer que si nous devions être des citoyens canadiens pour avoir le droit de voter, la loi ne l’exigeait pas pour autant des membres des partis politiques. De plus, les partis politiques qui mènent successivement nos gouvernements ne remettent pas nécessairement en question l’origine des contributions monétaires qui sont versées dans leur coffre. C’est une question importante sur laquelle nous avions cru que la Commission devrait se pencher dans le contexte de l’attentat, du point de vue de l’influence et des pressions auprès des autorités gouvernementales dans le but de reléguer l’Affaire Air India aux oubliettes.

À suivre demain…

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