Le comité exécutif de la direction et le conseil d’administration avaient approuvé la création du consortium après une année de discussions intensives multipartites. Ce n’est jamais facile de transiger avec plusieurs joueurs importants en même temps, surtout un mélange d’entreprises privées et de sociétés publiques (dont Postes Canada). Rien ne pouvait être annoncé, de toute façon, avant la prochaine convention des actionnaires de Vidéotron. Cette entreprise était au cœur du projet à cause de la nature de la technologie et du réseau envisagée.
Ce 20 septembre 1993, tout se déroule dans un certain secret, bien qu’il deviendrait de polichinelle après quelques mois. C’est difficile quand il y a tellement de joueurs dans tellement d’entreprises : Vidéotron (alors propriété d’André Chagnon), la Banque Nationale, Loto-Québec, Hydro-Québec, Hearst Corporation (un géant américain de publications) et Postes Canada. Je représenterais Postes Canada au sein du comité des relations publiques du consortium. Le directeur du projet se nommait Réjean Loiseau, au départ, et il serait remplacé par Michel Labrèque. Nos réunions se tiendraient au siège social de Vidéotron à Montréal, jusqu’à ce que le consortium ait ses propres bureaux.
L’idée germait dans la tête d’André Chagnon depuis au moins deux ans et c’est lui qui avait réuni les partenaires du consortium. Les démarches se sont accélérées dès que les autorisations avaient été obtenues des cinq principaux partenaires et Hearst s’y joindrait par la suite après de longues hésitations. J’ajoute qu’à ce moment-là, Vidéotron était active dans la téléphonie au Royaume-Uni et elle avait acquis une nouvelle expertise dans le domaine des télécommunications.
Le prototype du projet Odessa serait lancé à Chicoutimi dans 34 000 foyers. De par la nature de sa situation géographique, le taux de pénétration du câble était assez élevé dans cette ville du Saguenay. (J’avais d’ailleurs appris rapidement qu’il ne fallait pas confondre Lac-Saint-Jean et Saguenay et que les gens de ces lieux réagissaient mal à la confusion.) La première phase représentait un investissement de quelque 13,5 millions de dollars.
Le service arriverait dans les foyers par l’entremise d’une boîte alimentée par coaxial et constituerait une amélioration de la télé interactive déjà offerte en prime aux abonnés de Vidéotron connue alors sous le nom de Vidéoway. L’abonné d’Odessa (je reviendrai plus tard avec l’exercice de « baptême » pour trouver un nom plus adéquat) accéderait à du courrier électronique, un concept nouveau à l’époque, des services bancaires à domicile, encore plus nouveau, du magasinage électronique assorti d’une capacité de paiement électronique (nous allions créer le concept du porte-monnaie électronique, et même une technique de carte à puce. Comme vous voyez, quelque chose d’assez avant-garde pour l’époque et Postes Canada y serait un partenaire. Le gros de l’investissement serait en matériel et il fallait bien sûr développer la technologie.
Pour replacer le tout en contexte, rappelons-nous que le World Wide Web (auquel on se réfère maintenant tout simplement comme le Web) existe depuis quatre ans, mais qu’il n’est pas encore grand public. En fait, le premier site www est apparu le 30 avril 1993, en pleine conception d’Odessa, mais que l’expansion grand public ne se ferait qu’avec l’arrivée d’un navigateur baptisé Netscape. Il y avait eu Mosaic, mais le courant n’avait pas passé aussi bien auprès des « internautes », un mot qui n’avait pas encore été inventé. À la fin de 1994, quand Netscape a été adopté, il y avait moins de 3000 sites Web dans cette « toile » universelle. Quand Postes Canada et ses partenaires élaboraient leur projet, le concept du Web comme nous le connaissons en 2014 n’était même pas imaginé.
Jean-Paul Galarneau, qui deviendra éventuellement vice-président des communications du Groupe Vidéotron, s’occuperait d’élaborer le plan stratégique des communications pour le groupe. Il le ferait en collaboration avec les délégués des partenaires, dont j’étais.
Postes Canada y offrirait évidemment le service de courrier électronique et les paiements de factures par le porte-monnaie électronique. Les factures seraient acheminées par Odessa au lieu du courrier traditionnel et le service serait forcément accessible uniquement à l’aide d’un numéro d’identification personnel et le même niveau de sécurité que dans les guichets automatiques (ça, aussi c’était encore relativement nouveau à l’époque). Le service s’inspirait d’Omnipost, de Postes Canada, dont je vous ai parlé précédemment. Et évidemment, toutes les commandes passées en ligne seraient livrées en exclusivité par Postes Canada.
Le tout ne serait pas réalisé du jour au lendemain. Au début, il y aurait Chicoutimi, sans doute en 1995-1996 selon les prévisions, puis le service serait prolongé dans le grand Québec et dans le grand Montréal dans les cinq années suivantes pour ajouter 1,4 million d’unités. Il n’y aurait pas d’offre de service à l’échelle du pays avant au moins sept ans. Budget total des trois premières phases : 51 millions.
En octobre 1993, le journal « Les Affaires » prépare une édition spéciale sur les autoroutes électroniques de l’avenir et il serait brièvement question de notre projet, mais sans trop élaborer. À ce moment-là, Hearst Corporation n’avait toujours pas confirmé sa participation surtout que les dirigeants de Hearst avaient de grandes ambitions, à la manière américaine bien entendu.
Plusieurs enjeux avaient déjà été identifiés : la crainte du « Big Brother » qui surveille en permanence les abonnés dans leur foyer, l’universalité des services directs, l’ingérence des partenaires, la confidentialité de l’information et des transactions. En fait, il avait été déterminé qu’il n’y aurait pas de passerelle entre les serveurs afin, justement, de garantir une certaine étanchéité de l’information. En fin de compte, de toute façon, ce serait l’usager qui déterminerait l’usage qu’il ferait du système, sur demande. Ce ne « serait pas une machine à miracles, mais un dispensateur de services sur demande, une mise en commun de services déjà offerts, de façon plus efficace ». Vous comprendrez aussi qu’il y avait de longues discussions sur la structure des tarifs futurs.
Au départ, le groupe avait prévu un lancement officiel à la mi-novembre au centre Téléport de Montréal… symbole du développement technologique amorcé dans la métropole. C’était l’endroit idéal pour faire connaître notre initiative et il y avait là les plus récentes installations de vidéoconférence. Nous insisterions sur le fait que Chicoutimi « ne serait pas un test, mais bel et bien la première étape ».
Vidéotron voulait être la moins importante possible; elle n’était pas la chef d’orchestre, mais une partenaire parmi les autres. Le maître de cérémonie ne proviendrait pas d’un des partenaires. À une réunion d’octobre 1993, il avait été question d’inviter Anne-Marie Dussault, Claire Lamarche ou Lise Lebel. Évidemment, il fallait éviter de trop orienter sur le Québec… Postes Canada était un partenaire à parts égales et il fallait refléter la scène nationale et le bilinguisme y serait essentiel. Cela se manifesterait abondamment après l’élection du 25 octobre. Et nous n’avions toujours pas de nom pour le nouveau service.