« J’en ai déjà fait plus en même temps »

Le texte suivant a été publié dans le journal Le Soleil, où Alain Guilbert était rédacteur en chef, le 21 juillet 1984. Il avait connu Jean Lapierre en 1979 (l’année où il a été élu député pour la première fois) à Granby quand il est devenu président du journal La Voix de l’Est, où il a œuvré pendant cinq années. Il a suivi Jean tout au long de sa carrière, soit comme politicien engagé et habile, soit comme analyste politique vraiment exceptionnel. En reprenant ce texte écrit il y a plus de 30 ans et en le diffusant au lendemain de la terrible tragédie qui lui a coûté la vie ainsi que celle de quatre autres membres de sa famille, c’est sa façon de lui rendre hommage.

par Alain Guilbert

À peine 17 ans, trop jeune même pour voter, un étudiant qui doit réaliser un travail dans le cadre de l’un de ses cours au cégep attrape la piqûre de la politique.

Moins de 11 ans plus tard, un tout jeune homme de 28 ans reçoit un appel du premier ministre du Canada, qui l’invite à joindre les rangs de son cabinet.

Ce n’est pas un, mais deux ministères, celui de la Jeunesse et celui du Sport amateur, que John Turner confie à Jean Lapierre, député de Shefford, qui devient par le fait même le plus jeune ministre du pays depuis la Confédération.

Un défi de taille qui pourrait en effrayer plusieurs, mais pas Jean Lapierre, déjà un « vieux » routier de la politique.

Disponible, travailleur, ambitieux, politicien jusqu’au bout des doigts, Lapierre a aussi la chance de pouvoir compter sur un « parrain » puissant à Ottawa, soit André Ouellet, le tout nouveau président du Conseil privé.

Les liens qui unissent les deux hommes se sont tissés au cours des ans. Ils ressemblent presque aux liens qui unissent un père et son fils.

À Granby depuis un an seulement, en 1974 Lapierre préside déjà les destinées des jeunes libéraux provinciaux et fédéraux. Douze mois plus tôt, il vivait encore en Californie où il apprenait l’anglais, après avoir quitté son pays natal, les Îles-de-la-Madeleine. Il songeait même à séjourner au Mexique pour apprendre l’espagnol, mais bifurque plutôt vers Granby pour y rejoindre un copain et poursuivre ses études,

Dans son cours de science politique, il décide de faire un travail sur la campagne électorale (provinciale) de l’automne 1973. Il rencontre les candidats en présence, se lie d’amitié pour le (candidat) libéral et travaille à son élection. C’est là qu’il attrape (vraiment) la piqûre.

Les jeunes étant peu nombreux au sein des organisations politiques, chez les libéraux tout au moins, il constate ce vacuum et se retrouve à la tête de deux associations de jeunes libéraux.

C’est à ce titre qu’il invite (André) Ouellet à Granby, surtout que ce dernier agit comme ministre responsable de l’Estrie au sein du cabinet de Pierre Elliott Trudeau. Ouellet hésite, mais Lapierre insiste tellement que le ministre accepte finalement. Lapierre remplit d’étudiants la plus grande salle de la ville. Ouellet en a plein les yeux. C’est le coup de foudre instantané.

Quelques mois plus tard, après les élections fédérales de 1974, le candidat libéral subit la défaite dans Shefford, défaite que Lapierre promet de venger un jour. Ouellet offre un emploi (à Ottawa) au jeune étudiant qui l’avait tellement impressionné lors de sa visite à Granby.

Le ministre met une condition à l’emploi de son nouveau protégé : celui-ci doit poursuivre ses études, et pour prouver son intérêt, il doit même lui soumettre régulièrement ses bulletins. Lapierre accepte. Il travaille et étudie. Heureusement que son amie de cœur (de l’époque), celle qu’il devait épouser plus tard, s’inscrit aux mêmes cours que lui. « Elle prenait de bonnes notes et j’avais une bonne machine à photocopier », raconte-t-il avec le sourire.

En 1976, quand André Ouellet doit démissionner pour avoir critiqué publiquement un jugement de la Cour d’appel, ses adjoints le quittent, sauf Lapierre qui accepte une réduction de salaire pour demeurer à ses côtés.

Quand Ouellet réintègre le cabinet un peu plus tard, il manifeste sa reconnaissance à Lapierre en faisant de lui son chef de cabinet, le plus jeune de l’histoire à 20 ans.

Les événements se précipitent par la suite. Lapierre, par un concours de circonstances, devient candidat libéral dans Shefford en 1978 pour les élections fédérales qui n’auront lieu finalement qu’un an plus tard.

Dans l’espace de quelques semaines, il réussit ses examens du Barreau, se marie, se fait construire une maison et aussi est élu député. Il n’a que 23 ans. Réélu l’année suivante (en 1980) avec une majorité de 23 000 votes, il se fait remarquer parce qu’il est toujours au cœur de l’action.

Participant actif au référendum de 1980, seul représentant du Québec avec Serge Joyal au sein du comité de la constitution, « vendeur » du programme national d’énergie, successivement secrétaire parlementaire au Sport amateur et aux Affaires extérieures, « concepteur » du ministère de la Jeunesse, il multiplie les contacts avec ses collègues, avec les militants et avec la presse, chez qui il a ses entrées. Il ne néglige pas son comté pour autant, où on le voit toujours et partout.

Pendant la campagne au leadership de son parti, il travaille aux côtés de son « père politique » André Ouellet, comme coordonnateur adjoint à la campagne de John Turner.

Quand le nouveau premier ministre forme son cabinet, c’est la consécration et la récompense pour ce tout jeune « serviteur », deux ministères.

Est-ce trop lourd pour ses épaules? Il affirme que non : « J’en ai déjà fait plus en même temps », dit-il.

De toute façon, pouvait-on rêver d’un meilleur choix pour vendre aux jeunes Canadiens l’idée que toutes les portes leur sont ouvertes, que les rêves les plus fous peuvent encore être réalisés…

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